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tant soit peu à une explication fâcheuse, et à attaquer sa doctrine et ses institutions tantôt avec l'acide corrosif d'une raillerie frivole, tantôt avec la lourde massue d'une calomnie grossière. S'il publia des écrits presque entièrement composés d'un ramassis des plus outrageantes injures, s'il versait à grands flots, comme d'une corne d'abondance, des expressions dont le ton ignoble devait révolter toute oreille honnête, ce n'était point seulement parce que de belles grosses injures imposent, comme il disait, au vulgaire, mais sans doute aussi parce qu'il voulait apaiser le trouble intime de sa conscience, et qu'un besoin irrésistible le poussait à exagérer et à peindre comme une énormité, avec toutes les couleurs de sa rhétorique, le moindre tort de l'Église, à défigurer chacune de ses doctrines, à envisager sous le point de vue le plus défavorable chacune de ses lois et de ses institutions, à représenter chaque abus accidentel comme étant de l'essence même de la chose. En lisant ses écrits, on remarque sans peine qu'il travaille à s'enfoncer dans une situation d'esprit de plus en plus passionnée, qu'il ajoute coupe sur coupe à l'ivresse factice où il s'est plongé par la discussion, et qu'alors, emporté par le flot désordonné de sa propre polémique, il semble s'appliquer à suppléer au vide des idées par les récriminations et les injures qu'il vomit, et à salir la personne ou la chose en question, plutôt qu'à la blesser. De même que certains hommes, pour étouffer la voix de leur juge intérieur, se jettent dans le tourbillon des plaisirs bruyants, de même Luther, pour échapper aux accusations d'une conscience qui n'avait pas encore dépouillé tout sentiment de respect pour l'Église, s'abandonne, avec toute la violence irréfléchie de sa nature, à une polémique

sans frein, dans l'espoir que ces accusations seraient réduites au silence, et qu'à ses propres yeux son schisme paraîtrait d'autant mieux justifié qu'il parviendrait plus complétement à couvrir d'un masque dégoûtant et horrible toute la vie religieuse, et à ensevelir le corps de l'Église, comme un cadavre, sous les pierres dont il l'aurait lapidée '. »

Cependant l'impétuosité qui en flammait ses écrits polémiques faisait place à de tout autres sentiments, lorsqu'il épanchait les effusions de son cœur au sein de sa famille et de ses amis. Alors, c'étaient des accents pusillanimes, humbles ou désespérés. « Que de fois, dit Dollinger, il se sentit abandonné de cette assurance téméraire, lorsque s'offrait à ses yeux, dans une brutalité nue, cette Église nouvelle... « Si j'avais à commencer aujourd'hui, dit-il, à prêcher l'Évangile, je m'y pren«drais autrement. Je laisserais sous le gouvernement « du Pape la multitude du peuple, car ces gens ne << s'amendent point par l'Évangile et ne font qu'abuser « de la liberté qu'il leur donne....... » Après cela vint le dégoût de la vie. En 1541, il écrivait à Jonas qu'il priait Dieu de le rappeler; « qu'il avait assez fait de mal et vu ce qu'il y a de pire2 ». Quand une entreprise a contre elle ces remords, ce sombre désespoir de ses propres auteurs, qui donc pourrait encore mettre en elle sa confiance et le sort de son àme?

La conclusion qui s'impose à tout esprit réfléchi a été fort justement donnée par Érasme : « La raison la plus vulgaire m'apprend qu'un homme qui a excité un si grand tumulte dans le monde et qui n'avait de

1 La Réforme et les réformateurs, t. III, p. 244. • Ibid., p. 249.

n'a

plaisir que dans les paroles indécentes et railleuses, pu faire la chose de Dieu. » Aussi l'établissement du protestantisme ne fut-il point l'œuvre de Dieu, mais l'œuvre de la violence et de l'épée des princes. C'est encore le témoignage de Dollinger, auteur non suspect, que j'emprunte ici; après avoir rappelé que les réformateurs donnaient aux princes la suprématie religieuse et le droit d'imposer leur évangile par le glaive, il ajoute : « Il s'éleva sur ce point une contradiction inextricable, car Luther enseignait en même temps que c'était pour chaque fidèle un devoir sacré de se mettre, en ce qui regardait la foi, au-dessus de toute espèce d'autorité, avant tout au-dessus de l'Église, mais aussi au-dessus des princes temporels, et de ne suivre que son propre sentiment. « Sans faire aucune attention aux commandements des hommes, dit-il, on doit uniquement suivre et maintenir sa foi. Même la servante d'un meunier ou un enfant de neuf ans qui juge d'après l'Évangile (c'est-à-dire d'après le nouveau dogme touchant la justification) pourrait comprendre la Bible mieux que le Pape, les conciles et tous les savants du monde. Tu dois déterminer toimême ta foi, dit-il ailleurs, il y va de ta vie. » Luther n'a jamais essayé d'éclaircir cette contradiction. Sur ce point, il restait dans la pratique, mais de sa doctrine religieuse découlait, par une conséquence logique, le système protestant qui règne aujourd'hui et d'après lequel les princes ont la juridiction sur la religion, si bien qu'elle fait partie de leurs devoirs et de leur mission..... « Les princes, disait Luther, « doivent me remercier et m'être favorables, car ils « savent bien et tous mes ennemis savent que cette « manière de comprendre la souveraineté était cachée

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La faveur des

<< sous le boisseau par la papauté. » princes ne lui a pas fait défaut; mais les abus de ce nouveau pouvoir qu'il leur conférait ont rempli l'Europe de sang et de ruines. Qui n'a frémi au récit des atrocités de Henri VIII et d'Élisabeth en Angleterre ? Dællinger continue ainsi : « Les princes assuraient toujours qu'ils étaient soumis à l'« Évangile » ou à la Sainte Écriture, mais au fait ils ne se soumettaient qu'à l'Écriture interprétée par eux ou par le prédicateur qu'ils s'étaient choisi. Les réformateurs, naturellement, avaient compté que les souverains se conduiraient d'après le conseil des théologiens, et que, dans toutes les questions de doctrine, ils se laisseraient surtout diriger par les facultés de théologie établies dans les universités de leur royaume. Mais ces facultés changèrent ou furent changées. Toutes les fois qu'un prince se décidait à transformer la religion de ses sujets, il éloignait les anciens professeurs et en appelait de nouveaux.

« Ce nouveau système, qui réunissait dans la personne du prince le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, introduisit dans la situation générale du peuple allemand une immense perturbation, dont les conséquences devaient être désastreuses...

« Il en résulta inévitablement qu'un despotisme oppresseur s'imposa à la plus grande partie de l'Allemagne. Le peuple protestant fut réduit, par ses princes élevés au-dessus des évêques, et par leurs employės, à une servitude que, jusqu'alors, il n'avait jamais connue. L'emprisonnement, l'exil, l'amende pécuniaire punirent les personnes qui ne se rendaient pas au temple le dimanche, qui ne se montraient pas régulièrement à la communion, qui se réunissaient dans des assem

blées particulières, pour leur propre édification 1. » Notre auteur conclut : « Historiquement, il n'y a

rien de plus injuste que de soutenir que la réforme a été une révolution en faveur de la liberté de conscience. C'est précisément le contraire qui est vrai. Il est certain que les luthériens et les calvinistes ont demandé la liberté de conscience pour eux-mêmes, ainsi que l'ont fait tous les hommes dans tous les temps, mais ils ne consentaient nullement à l'accorder aux autres, là où ils étaient les plus forts. Tous les réformateurs regardaient l'oppression de l'Église catholique et sa destruction comme la conclusion pratique de leur enseignement. Dès le principe, les souverains, les gouverneurs des cités recoururent à la violence pour détruire le culte religieux de l'ancienne Église. En Angleterre, en Irlande, en Danemark, en Suède, on en vint jusqu'à punir de mort l'exercice de la religion catholique. On n'agit pas avec moins de rigueur envers les sectes qui se formèrent à cette époque. Mélanchthon lui-même, célèbre d'ailleurs pour avoir été le plus doux des réformateurs, demandait que les anabaptistes expiassent leur doctrine dans le sang. Il demandait de plus qu'on employât contre les catholiques les peines corporelles, parce que c'est le devoir de la puissance séculière d'annoncer la loi divine et de la faire observer. Calvin aussi déclarait au duc de Sommerset, régent d'Angleterre, qu'il devait exterminer par le glaive tous ceux qui s'opposaient à l'établissement du protestantisme, et particulièrement les catholiques. Les rois et les hommes d'État, les théologiens et les philosophes étaient tous persuadés

1 DOELLINGER, l'Église et les Églises, p. 38 et s.

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